Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais depuis quelques années, on parle de plus en plus de bouffe, de cuisine, de délices sucrés ou salés, de plaisir gustatif et de gourmandise. C’est une tendance forte qu’on retrouve partout : du boom des émissions culinaires à l’émergence des blogs de cuisine, en passant par le fourmillement des festivals et autres guides dédiés à la bonne bouffe, au point qu’aujourd’hui certains préfèrent prendre des selfies avec Thierry Marx qu’avec Justin Bieber.
Au premier abord, on pourrait croire que tout ça est le résultat de la culture très narcissique et égocentrée de nos sociétés modernes, qui mettraient leurs ventres (et les autres plaisirs de la chère) au centre de leurs vies, oubliant par la même les grands enjeux de notre monde. Et à regarder la floraison des myriades de clichés culinaires estampillés #instafood ou #foodporn sur nos réseaux sociaux préférés, on pourrait en effet croire que la cuisine est devenue le nouveau truc pour se mettre en avant et cultiver son côté Narcisse.
Mais à mon avis, cette interprétation serait bien trop partielle et bien trop facile pour décrypter une tendance complexe et passionnante, qui en dit sûrement plus sur nos craintes collectives que toutes les autres. Et si, au fond, il y avait une raison plus profonde et beaucoup plus essentielle derrière ce regain d’intérêt soudain pour la cuisine et la nourriture ?
Peut être qu’au fond, si la cuisine passionne aujourd’hui, c’est parce qu’elle touche à trois grands domaines essentiels dans la construction de nos projets communs de société : nos racines, le sens de ce que nous faisons et notre environnement.
Alimentation, cuisine et retour aux racines
La cuisine, c’est les racines. Il n’y a qu’à lire Proust et sa madeleine pour s’en convaincre, ou mieux encore, prendre quelques secondes pour se rappeler les effluves de la cuisine de sa mère. Les odeurs de cuisine, les goûts, les sensations culinaires, c’est ce qui rappelle et qui signifie le mieux d’où l’on vient. Et ce n’est pas pour rien qu’on ne se sent jamais autant chez soi que quand on peut enfin déguster un bon petit plat de notre enfance, de notre région, un plat issu des traditions qui nous ont forgé.
Dans un monde qui se déracine, un monde qui fait sa mondialisation et où les identités et les racines sont sujets de toutes les angoisses et de toutes les crispations, la cuisine apparaît peut être encore comme un refuge. Manger, c’est retrouver son terroir, retrouver son enfance et sa famille, retrouver ses traditions.
L’intérêt pour la cuisine a d’ailleurs commencé par là : la mise en valeurs des produits du terroir, des produits régionaux, comme faisaient nos grands mère. On a ainsi vu fleurir les AOP, IGP, les produits « à l’ancienne », cuisinés dans la tradition. La cuisine et ses produits sont devenus un patrimoine qu’on a cherché à protéger et à redécouvrir car il nous permet de revenir à nos racines.
Mais contrairement aux autres aspects de notre identité et de notre culture, la cuisine n’a pas peur des métissages. La cuisine est même le plus bel exemple de la façon dont des racines différentes peuvent se mélanger et se renforcer mutuellement. On pourrait citer un millions d’exemples de ces mélanges : l’histoire culinaire n’est faite que de ça. De l’arrivée de la tomate (américaine) en Italie au point qu’elle en soit devenue le symbole, à la découverte des épices qui ont façonné notre cuisine, en passant par les multiples cuisines fusion partout dans le monde. Aujourd’hui, tant de chefs se réclament d’influences métissées : Pascal Barbot ou William Ledeuil qui mettent un peu d’Asie dans la grande cuisine française, Tatiana Levha et ses influences philippines au restaurant Servan, ou encore le Miles, élu fooding de l’année en 2015 et dont le principe même est de mélanger les influences culinaires. On ne compte plus non plus les chefs japonais qui viennent se former en France et qui y apportent avec eux leurs techniques et leur philosophie. On ne compte plus les chefs qui partent faire le tour du monde pour découvrir les influences… Bref, la cuisine, c’est le métissage.
La cuisine nous montre donc que l’on peut s’enrichir de l’autre. Garder ses racines mais découvrir celles des autres. Se mélanger en gardant son identité. Et dans un monde où toutes ces questions deviennent essentielles, c’est un exemple plus que salutaire.
Cuisine, savoir faire et perte de sens
La cuisine, c’est aussi notre savoir faire. Chaque pays, chaque culture dans le monde a élaboré des savoirs-faire incroyables autour de la cuisine. Que l’on parle des 1000 fromages français, du raffinement des kaiseki japonais, des fumages, séchages, salages si différents que l’on retrouve partout dans le monde, de l’ingéniosité incroyable déployée par les peuples asiatiques dans la confection de leurs plats, on retrouve, partout dans le monde des techniques, des façons de faire la cuisine qui sont aussi variées qu’il existe de cultures culinaires. La cuisine, c’est aussi l’agriculture, et l’art de cultiver la terre, d’élever, de produire. C’est aussi la céramique, la coutellerie et tout un ensemble d’artisanats indispensables à l’art culinaire. Et autour de la cuisine il y a bien évidemment la vigne et la viticulture, la distillerie, et tout ce qui permet de faire le vin et les liqueurs.
En bref, si l’on y réfléchit, la cuisine contient tout une galaxie de métiers et de savoir-faire concrets, créatifs, manuels. Bien sûr, pendant longtemps ces métiers et ces artisanats ont été négligés et même mis au rebut. Il y a encore quelques années, ça ne faisait rêver personne de devenir fromager. On nous vendait plutôt des métiers ambitieux comme avocat, médecin ou consultant.
Mais dernièrement, on a vu se multiplier les histoires d’individus en quête de sens, cherchant à remettre un peu de concret dans leur vie. Et irrémédiablement, une bonne partie de ces personnes se tournent vers quelque chose qui a un rapport avec la cuisine. Le métier de cuisinier a été l’un des premiers à être revalorisé et remis sur le devant de la scène, grâce notamment aux émissions de cuisine et à la starification des chefs. Mais c’est surtout une tendance de fond qu’on observe : le retour vers les métiers qui créent, qui participent à l’essentiel.
La cuisine porte en elle cet essentiel. D’abord parce qu’elle touche au premier degré à ce qui nous permet de vivre. Chacun de ces métiers a du sens car il nourrit, il donne des forces, il produit quelque chose de vital. Ce ne sont pas des métiers déconnectés, mais des activités bien ancrées dans le réel, dans la vie des gens, dans leur existence quotidienne. Ensuite, parce que ce sont des métiers qui participent à rapprocher, à créer du lien social : on n’est jamais aussi bien qu’autour d’un repas en famille et c’est bien ce partage qui nous rapproche le plus. Enfin, la cuisine c’est aussi la générosité et la capacité à donner du plaisir, du bonheur, des émotions comme disent les jurés de Top Chef. Et si cette expression paraît (à raison) galvaudée et caricaturale, il y a un fond de vrai dans tout ça. Combien de métiers peuvent se targuer de donner du bonheur à d’autres ? Pas tant que ça. La cuisine en fait partie et c’est même l’un des meilleurs exemples.
Bref, la cuisine, c’est tout ce qui a du sens. Faire vivre, rapprocher et donner du plaisir. C’est un retour à l’essentiel auquel beaucoup de gens aspirent aujourd’hui, dans une société qui a complètement brouillé les notions de travail, d’utilité sociale, de construction collective. Les métiers de la cuisine donnent donc une voie intéressante à suivre en termes de création de valeur, et là encore, c’est un modèle que nous ferions peut-être bien de suivre.
Gastronomie, environnement et santé
Et puis surtout, il n’y a rien dans notre vie qui ait un rapport plus intime avec notre environnement que la cuisine et l’alimentation. C’est de la terre et de la nature que nous tirons tout ce qui nous permet de nous nourrir et c’est la façon dont nous nous nourrissons qui dessine le plus intensément notre environnement.
Alimentation et environnement, par essence, s’influencent l’un l’autre, évoluent ensemble et l’un est intrinsèquement lié à l’autre. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les meilleurs produits, ceux sont reconnus à travers toute la planète et qu’on retrouve sur les tables des plus grands restaurants sont ceux qui ont su établir avec leur terroir une relation particulière. Ce sont les Porc Noirs de Bellota, qui ne sont élevés que dans ces forêts de chêne espagnoles… Ce sont les truffes du Périgord et la spécificité de leur terroir… C’est le sirop des grands érables canadiens et son goût si intense et boisé… Ce sont les cacaos ivoiriens ou équatoriens, cultivés comme il se doit dans le respect de la terre et de la nature.
Le problème, c’est que l’alimentation et la cuisine, c’est aussi ce qui détruit notre environnement. L’essentiel des terres arables et fertiles de la planète sont désormais dévolues à nourrir la planète. Les grandes forêts primaires sont confrontées à une déforestation semble-t-il inarrêtable dont le seul objectif est de nous permettre d’élever plus de bétail et de produire plus d’huile de palme. Pour faire pousser notre nourriture, nous détruisons l’habitat naturel de centaines d’animaux. Dans le même temps, notre agriculture brouille les écosystèmes : tout pousse désormais partout. Des avocats d’Israel au Pérou, des kiwi d’Australie à l’Aquitaine, du soja d’Asie jusqu’aux Etats-Unis. Et les mêmes blés partout, les mêmes variétés de pomme, de bananes, d’oranges. Les espèces endémiques disparaissent face à une standardisation qui s’accélère. Et en plus de tout ça : le réchauffement climatique s’accélère, bien aidé par les excès de notre agriculture qui se gave de pesticides et de pétrole, par les élevages industriels qui ressemblent désormais plus à des usines qu’à des pâturages.
En résumé, en tant que cuisiniers ou simplement en tant que gourmets, nous avons tous une responsabilité par rapport à notre environnement. Les choix que nous faisons aujourd’hui dans notre assiette détermineront ce à quoi ressemblera notre planète demain. Cette prise de conscience commence d’ailleurs à se répandre dans le monde de la cuisine. La consommation de viande commence à diminuer, des chefs emblématiques comme Alain Ducasse ou Alain Passard ayant même commencé à créer des menus sans viande, ou sans viande rouge. Le retour vers les produits locaux, les produits de la terre, les produits de l’agriculture raisonnée font le buzz. Des chefs comme Florent Ladeyn dans le Nord construisent toute leur carte autour de leur terroir, comme Grégory Marchand dans son Frenchie, logé en plein coeur de la Rue du Nil et de ses épiceries Terroir d’Avenir issues de l’agriculture extensive. Ils sont de plus en plus nombreux à adopter cette démarche, partout dans le monde, du NoMa qui veut désormais cultiver tout ce qu’il servira, jusqu’au restaurant de Jean-Luc Rabanel et son travail autour des herbes et des produits du Sud.
Et bien sûr, tout cela s’inscrit aussi dans une démarche santé : on mange moins, mais on mange mieux, des produits de meilleure qualité, des produits plus sains. Car l’alimentation, c’est notre santé. Et c’est ainsi que l’on s’intéresse au régime méditerranéen, au régime Okinawa et à toutes les diètes qui permettent d’améliorer l’impact de l’alimentation sur notre santé.
Notre avenir, c’est notre assiette
Voilà peut-être pourquoi nous parlons tous de plus en plus de cuisine. Parce que nous avons pris conscience que la cuisine, c’est notre santé, c’est nos racines, ce sont nos métissages, c’est aussi le sens que nous plaçons dans ce que nous faisons, c’est aussi le vivre-ensemble, le partage, le plaisir. L’alimentation et la cuisine est aussi ce qui détermine notre planète, notre environnement.
Nous nous préoccupons de cuisine car nous avons pris conscience d’abord que c’était essentiel, mais aussi parce que nous sentons que c’est la cuisine qui déterminera en grande partie le modèle de société que nous allons construire collectivement. Alors puisque notre avenir c’est notre assiette, continuons de la cultiver avec toute l’attention que nous lui devons. Continuer de choisir avec attention des produits qui soient à la fois bon pour la planète, bon pour les hommes qui les fabriquent, bons pour notre santé. Des produits qui respectent les terroirs, les identités culturelles et qui respectent aussi le goût. Continuons à cultiver notre art de vivre, car il déterminera beaucoup ce à quoi ressembleront demain nos sociétés.
Dis moi ce que je mange, je te dirais qui tu es : cette maxime vaut pour chacun de nous et pour nos sociétés, collectivement.
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